© Julien Ribot
Ce soir, je souffre. Mais je n’ai pas le droit de le dire. Ce soir, je souffre. Mais personne ne le comprendra.
Avec Adama, on s’est connus tout petits dans la cité. Cheveux crépus et boucles blondes. Ma petite main blanche dans sa petite main noire. A cette époque déjà, dans le quartier, ma blondeur se remarquait. Avec le recul, je pourrais me nommer la rescapée de la diversité. Une des dernières familles de toubabs, comme on dit ici, à ne pas avoir fui cette ville que même les rats n’osaient plus traverser.
Mais nous, on était des gamins, on s’en foutait. Que j’étais blanche, qu’il était noir, ce n’est que plus tard que je l’ai vraiment remarqué.
A l’école, il me protégeait. Un vrai chevalier, mon Adama ! Jamais il n’a relevé le fait que mon père ne me donnait pas de goûter. Il s’asseyait à mes côtés, coupait sa brioche en deux. Et nous mangions silencieusement, les yeux dans les yeux. Il n’a jamais aimé parler, mon Adama. Et pourtant, moi, j’aimais son accent et sa manière de trébucher sur les mots.
J’ai compris plus tard, trop tard, à quel point l’école nous avait protégés d’ailleurs. Je me souviens de cette maîtresse stricte mais tellement bienveillante, accrochée à une école que toutes les autres maîtresses fuyaient aussi vite qu’elles pouvaient. On murmurait d’ailleurs qu’elle avait eu la maman de Mehdi des années auparavant. Elle est à la retraite maintenant et il paraît même qu’elle continue à aller apprendre le français aux mamans dans le quartier. Je me demande si elle s’est souvenue d’Adama en voyant son portrait sur toutes les unes, si son coeur a battu. Le mien, en tout cas, s’est brisé.
Alors c’est vrai qu’au collège, mon Adama s’était durci. Son doux regard, progressivement, s’était terni. Même moi, je peinais à en obtenir un. Il refusait d’écrire, d’écouter, il séchait. Moi, je savais qu’il avait honte, qu’il n’y arrivait pas. C’est à ce moment que les grands frères du quartier l’ont amadoué. Guetter d’abord, passer les armes ensuite, dealer pour finir. Quand je suis partie au lycée, nos chemins se sont séparés. De loin en loin, j’apprenais ses séjours successifs en prison, les braquages, les insultes au juge qu’on se répétait comme de bonnes blagues.
Je me disais qu’un jour, il franchirait des limites. Mais celles-ci ? Comment mon amoureux des bacs à sable a-t-il pu devenir la cible de la BAC ?
Alors ce soir, j’ai décidé de venir ici en silence, là où se trouve encore le cadenas qu’il avait accroché en signe de notre amour. Devant le grillage de la cour de cette école, dernier rempart de l’égalité, dernier endroit où tout peut encore changer. Alors je pleure. Ce n’est pas la femme qui pleure un homme qu’elle ne connaît plus ; c’est la fillette qui pleure le petit garçon à la brioche.
* Noms et âge ont délibérément été changés. J’ai choisi ce prénom, non pour le stigmatiser, mais parce qu’il me rappelle un môme fragile que j’aimais beaucoup et dont j’adore le prénom. Je voulais aussi écrire pour tous ces jeunes que nous ne devons pas abandonner.
Surtout ne t’arrête pas en si bon chemin parce que c’est l’encre qui doit couler… <3
Je vais trouver le « courage » de cette dernière voix
C’est magnifique, ça me remue les tripes.
Put***, t’écris sacrément bien, tu le sais, ça?
Ce que je sais, c’est que j’aime ça. Et que j’ai envie de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. Merci pour tes encouragements
<3
Re <3
Tres joli aussi celui ci… Dans tous les barbares, il y a eu un jour un petit garçon, candide… Un enfant quoi! On devrait toujours essayer de prendre la distance comme si on avait 8ans… Bravo pour cette autre voix! C’est juste et cohérent. J’aime beaucoup!
On aimerait pouvoir remonter le temps et avoir plus souvent 8 ans
Cela aurait vraiment été dommage de ne pas écrire ce texte.
Oui, j’avais besoin de l’écrire
Encore un très jolie texte … et je crois que tu vas pouvoir écrire l’histoire d’Adama.
Continue : c’est beau !
Ce fut la plus dure à écrire, surtout en quelques mots
Encore une fois, un beau texte très juste et sûrement quelque part en France, des adultes se souviennent de leur camarades d’école qui font aujourd’hui la une des journaux. Et ils ont forcément de jolis souvenirs avec eux.
L’étiquette de monstre est facile à coller. Mais on ne naît pas monstre…
bravo, vraiment, tu es très très douée…pour remuer les tripes. bisous
Merci et bisous
très beau texte encore une fois, et c’est ce que je me dis en voyant mes élèves et mon fils, depuis que je suis Maman. Je ne peux pas m’empêcher de me dire en voyant mes caïds qui ne respectent rien : un jour, ils ont été des bébés comme le mien. Qu’est-ce qui s’est passé ??
On les a sans doute pas assez bercés…
émue, drôlement émue par tes mots et tes textes…. bravo bravo et encore merci hein, par les temps qui courant, c’est beau et bon <3
Merci de me lire et de m’encourager. C’est difficile pour moi, j’aimerais leur donner encore plus de mots.